Jean 15, 9
Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour.
Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour.
1. « Il nous a aimés » dit saint Paul, en parlant du Christ (Rm 8, 37), nous faisant découvrir que rien « ne pourra nous séparer » (Rm 8, 39) de son amour. Il l’affirme avec certitude car le Christ l’a dit lui-même à ses disciples : « Je vous ai aimés » (Jn 15, 9.12). Il a dit aussi : « Je vous appelle amis » (Jn 15, 15). Son cœur ouvert nous précède et nous attend inconditionnellement, sans exiger de préalable pour nous aimer et nous offrir son amitié : « Il nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Grâce à Jésus, « nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16).
Fruit de l’Esprit et plénitude de la loi, la charité garde les commandements de Dieu et de son Christ : " Demeurez en mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour " (Jn 15, 9-10 ; cf. Mt 22, 40 ; Rm 13, 8-10).
L'homme ne peut pas imiter et revivre l'amour du Christ par ses seules forces. Il devient capable de cet amour seulement en vertu d'un don de Dieu. De même que le Seigneur Jésus reçoit l'amour de son Père, il le communique à son tour gratuitement à ses disciples : « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour » (Jn 15, 9). Le don du Christ, c'est son Esprit, dont le premier « fruit » (cf. Ga 5, 22) est la charité : « L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm 5, 5). Saint Augustin s'interroge : « Est-ce l'amour qui fait observer les commandements, ou bien est-ce l'observance des commandements qui fait naître l'amour ? » Et il répond : « Mais qui doute que l'amour précède l'observance ? De fait, celui qui n'aime pas n'a pas de raison d'observer les commandements »
Mais quel est le vrai lien qui nous unit complètement à Jésus ? La charité ; charité analogue à la
sienne pour nous, à celle de son Père pour lui. - Comme le Père m’a aimé : d’un amour éternel et parfait, qui
est le type des vraies affections. - Je vous ai aussi aimés. Le verbe est au passé, au lieu du présent, pour
mettre mieux en relief toutes les marques d’amour que le Sauveur avait données à ses apôtres depuis trois
ans et plus. Divers commentateurs ne mettent qu’une virgule, de manière à ne faire qu’une seule phrase de
tout le verset : « Comme mon Père m’a aimé et comme je vous ai aimés moi-même, demeurez pareillement
dans mon amour. » Toutefois, la ponctuation de la Vulgate paraît préférable et c’est elle qui est le plus
souvent adoptée : en effet, l’idée sur laquelle Jésus veut avant tout appuyer, c’est la ressemblance qui existe entre sa propre affection pour les apôtres et l’amour que son Père avait pour lui. - Demeurez (pour la
huitième fois depuis le verset 4 !) dans mon amour. Belle variante de l’expression « demeurez en moi ». Le
grec peut se traduire de deux manières : Demeurez dans votre amour pour moi, continuez de me chérir ; ou
bien : Demeurez dans l’amour que je vous porte, soyez-en constamment dignes. Ce second sens est le
meilleur.
1997. Précédemment, le Seigneur a exhorté ses disciples à demeurer en lui. À présent il montre ce qu'est demeurer en lui, et cela en trois points. Il montre d'abord que demeurer en lui, c'est demeurer dans son amour ; ensuite, que demeurer dans son amour, c'est garder ses commandements [n° 2001] ; enfin, que garder ses commandements, c'est observer la charité [n° 2005].
Demeurer en l'amour du Christ.
Le Seigneur rappelle d'abord le bienfait accordé aux disciples ; puis il les exhorte à persévérer [n° 2000].
1998. Premièrement, donc, il dit que le fait que nous demeurions dans le Christ provient de sa grâce ; et cette grâce est l'effet de l'amour lui-même - D'un amour éternel je t'ai aimée. Par là il apparaît évident que toutes nos œuvres bonnes sont nôtres en vertu du bienfait de l'amour divin. En effet, elles ne seraient pas nôtres si la foi n'opérait pas par l'amour ; et nous n'aimerions pas si nous n'étions d'abord aimés. Voilà pourquoi le Seigneur dit, rappelant ce bienfait : COMME LE PÈRE M'A AIMÉ, MOI AUSSI JE VOUS AI AIMÉS.
1999. Mais remarquons que le mot « comme » exprime tantôt une égalité de nature, tantôt une similitude d'action. Les ariens, dans leur erreur, voulaient que le « comme » implique l'égalité de nature ; et du fait que ce qui est supérieur est exprimé plus souvent, ils en concluaient que le Fils est moindre que le Père. Mais c'est faux ; aussi faut-il dire, selon Augustin , que le « comme » indique une similitude de grâce et d'amour, car l'amour dont le Fils aime les disciples est une certaine similitude de l'amour dont le Père aime le Fils. Puisqu'en effet aimer quelqu'un, c'est lui vouloir du bien, le Père aime le Fils selon sa nature divine, en tant qu'il veut pour lui le bien infini et souverain que lui-même possède, et cela en communiquant au Fils sa propre nature, la même numériquement que celle qu'il possède lui-même - Le Père aime le Fils, et il lui montre tout ce qu'il fait. Il l'aime aussi selon sa nature humaine - Quand Israël était enfant, je l'ai aimé, et d'Égypte j'ai appelé mon fils ; et ceci pour qu'il fût à la fois Dieu et homme.
Or ce n'est pour rien de tout cela que le Fils a aimé les disciples : il ne les a aimés ni pour qu'ils soient Dieu par nature, ni pour qu'ils soient unis à Dieu dans leur personne. Mais c'est pour une similitude de tout cela qu'il les a aimés, c'est-à-dire pour qu'ils soient dieux par participation à la grâce - Moi, j'ai dit : Vous êtes des dieux. - Par lui, il nous a donné les grandes et précieuses promesses, afin que nous soyons rendus participants de la nature divine. C'est aussi pour qu'ils soient assumés dans une unité d'amour, car celui qui s'attache à Dieu n'est avec lui qu'un seul esprit. - Ceux que d'avance il a connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né parmi de nombreux frères. Ainsi donc, le bien donné par Dieu le Père au Fils selon l'une et l'autre nature est plus grand que le bien donné par le Fils aux disciples ; toutefois c'est un bien semblable, comme on l'a dit.
2000. Le Seigneur ajoute ces mots, comme pour dire : du fait que vous avez reçu de mon amour un si grand bienfait, DEMEUREZ dans cet amour, pour que vous m'aimiez. Ou encore : DEMEUREZ DANS MON AMOUR, l'amour dont moi je vous aime, c'est-à-dire demeurez dans ma grâce, afin de ne pas être dépossédés des biens que je vous ai préparés. Cette dernière explication convient davantage ; le sens est donc : Persévérez dans cet état, d'être ainsi aimés de moi par l'effet de la grâce - Que chacun demeure dans la vocation même où il a été appelé . - Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui.
Garder ses préceptes.
2001. Le Seigneur montre à présent ce qu'est demeurer dans son amour : il montre d'abord que c'est garder ses commandements ; puis il le manifeste par son exemple [n° 2003] ; enfin il chasse un doute [n° 2004].
2002. Il dit donc : DEMEUREZ DANS MON AMOUR, et vous le ferez SI VOUS OBSERVEZ MES PRÉCEPTES ; car c'est ainsi que VOUS DEMEUREREZ DANS MON AMOUR.
En effet, l'observation des commandements est l'effet de l'amour divin, non seulement de l'amour dont nous aimons Dieu, mais de l'amour dont Dieu lui-même nous aime. Car du fait qu'il nous aime, il nous meut et nous aide à accomplir ses commandements, que nous ne pouvons accomplir que par la grâce - En cela est la charité : ce n'est pas que nous ayons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés (...) le premier.
2003. Le Seigneur ajoute à cela un exemple. De même en effet que l'amour dont le Père l'aime est l'exemple de l'amour dont lui-même nous aime, de même il a voulu que son obéissance soit l'exemple de la nôtre. Et c'est par là que le Christ montre qu'il demeure dans l'amour du Père, parce qu'en toutes choses il a gardé ses commandements. Car il a même supporté la mort – Il s'est fait obéissant au Père jusqu'à la mort., et la mort de la croix. Et de tout péché, il s'est abstenu - Lui qui n'a pas commis de péché et dans la bouche duquel on n'a pas trouvé de ruse. Et cela il faut le comprendre du Christ en tant qu'homme – Il ne m'a pas laissé seul, parce que moi, ce qui lui plaît, je le fais toujours. Voilà pourquoi il dit : JE DEMEURE DANS SON AMOUR parce qu'en moi, en tant qu'homme, il n'y a rien de contraire à son amour.
2004. Pour qu'ils ne croient pas que ce fût en vue de son intérêt propre, et non du leur, qu'il les a exhortés à garder ses commandements, il dit à ses disciples : JE VOUS AI DIT CELA, c'est-à-dire d'observer mes commandements, pour votre bien, c'est-à-dire POUR QUE MA JOIE SOIT EN VOUS. L'amour, en effet, est cause de joie, car on trouve sa joie dans la réalité aimée. Or Dieu aime lui-même et la créature, principalement la créature raisonnable, à laquelle il communique le bien infini. Le Christ, donc, de toute éternité, trouve sa joie dans deux réalités : dans le bien lui venant du Père - Je trouvais mes délices en jouant devant lui en tout temps, en jouant sur le globe de la terre - et dans le bien lié à la créature raisonnable - Mes délices sont d'être avec les fils des hommes -, bien qui est d'être en communion avec les fils des hommes ; et dans ces deux biens, le Christ trouve sa joie de toute éternité - En toi, ton Dieu trouvera sa joie.
Par l'observation de ses commandements, le Seigneur veut donc nous rendre participants de sa propre joie ; voilà pourquoi il dit : QUE MA JOIE, celle dont moi je me réjouis à cause de ma divinité et de celle du Père, SOIT EN VOUS : et ce n'est rien d'autre que la vie éternelle qui est, selon Augustin, la joie de la vérité ; autrement dit : Que vous ayez la vie éternelle - Alors tu abonderas de délices à cause du Tout-Puissant. ET QUE VOTRE JOIE, celle dont moi je me réjouis à cause de mon humanité, SOIT EN PLÉNITUDE. Car pour nous [les hommes], les biens dont nous nous réjouissons sont soit imparfaits, soit imparfaitement possédés ; et c'est pourquoi la joie en cette vie ne peut pas être plénière. Mais elle le sera lorsque nous atteindrons parfaitement les biens parfaits - Entre dans la joie de ton Seigneur.
2005. Ici le Seigneur expose d'abord quel est son précepte ; il nous donne ensuite un exemple [n° 2008] ; enfin il rappelle le bienfait accordé aux disciples [n° 2010].
2006. Le précepte qu'il donne, c'est celui de la charité, qu'il veut que nous observions. Mais puisqu'il y a beaucoup d'autres préceptes du Seigneur dans les paroles sacrées, on peut se demander pourquoi c'est seulement l'observance de la charité qu'il appelle son précepte.
Il faut dire, selon Grégoire, que la charité est la racine et la fin de toutes les vertus. La racine, parce que c'est par la charité affermie dans son cœur que l'homme est mû à accomplir tous les autres préceptes - Celui qui aime le prochain a accompli la loi. Tous les préceptes sont donc, pour ainsi dire, ordonnés à ce que l'homme fasse du bien à son prochain et ne lui fasse pas de tort, ce que réalise par excellence la charité.
Elle est encore la fin des vertus, parce que tous les préceptes sont ordonnés à elle et ne se consolident qu'en elle - La fin des préceptes est la charité qui vient d'un cœur pur. Il dit donc : TEL EST MON PRÉCEPTE : QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES, comme s'il disait que tout procède de la charité comme d'un principe, et y est ordonné comme à une fin. Selon Grégoire en effet, de même que les nombreuses branches d'un arbre s'élèvent d'une racine unique, de même les nombreuses vertus sont engendrées à partir d'une racine unique ; et aucune branche n'a la vigueur d'une œuvre bonne si elle ne demeure enracinée dans la charité.
2007. Mais puisqu'il est dit en Matthieu que la Loi et les prophètes sont suspendus non seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain, pourquoi ne mentionne-t-il ici que l'amour du prochain ?
Il faut dire que l'un est inclus dans l'autre : car celui qui aime Dieu aime nécessairement son prochain et ce qui appartient à Dieu ; et qui aime le prochain à cause de Dieu, aime nécessairement Dieu : en effet, quoique les objets soient divers, les actes mêmes sont un quant à la conséquence.
S'il fait davantage mention de l'amour du prochain que de l'amour de Dieu, c'est pour une double raison : l'une est qu'en cela son intention est de les instruire et de les amener à comprendre la manière d'édifier leurs proches, et l'autre la manière de devenir forts pour supporter jusqu'au bout les tribulations des persécuteurs ; et pour l'une et l'autre chose la charité envers le prochain est nécessaire.
2008. Ici, le Christ manifeste par un exemple comment nous devons aimer le prochain, c'est-à-dire comment lui-même nous a aimés.
Or le Christ nous a aimés d'une manière ordonnée et efficace. D'une manière ordonnée, parce qu'il n'a rien aimé en nous sinon Dieu et tout ce qui, en nous, est ordonné à lui - Moi je suis la mère du bel amour''. D'une manière efficace, parce qu'il a tant aimé qu'il s'est livré lui-même pour nous - Il nous a aimés, et s'est livré lui-même pour nous, oblation et hostie pour Dieu, en parfum de bonne odeur. Nous donc, nous devons aimer nos proches à la fois saintement, en vue du bien, et efficacement, c'est-à-dire de telle sorte que nous manifestions cet amour par des actes - N'aimons pas en parole ni de langue, mais en acte et dans la vérité.
2009. Ici, le Seigneur montre l'efficacité de l'amour qui est telle qu'un homme puisse supporter la mort pour ses amis ; et c'est ce qui est le signe du plus grand amour.
Mais on peut objecter à cela que le signe du plus grand amour c'est que quelqu'un livre son âme pour ses ennemis, comme l'a fait le Christ - Dieu confirme sa charité envers nous : au temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. À cela il faut répondre que le Christ n'a pas livré son âme pour nous comme pour des ennemis, c'est-à-dire pour que nous demeurions ennemis, mais pour faire de nous ses amis ; ou encore il faut dire que bien que [ceux pour qui il mourait] ne fussent pas des amis comme ceux qui aiment, ils l'étaient toutefois en tant qu'aimés.
Or il est manifeste que le signe du plus grand amour, c'est de livrer son âme pour son ami, parce qu'on peut ordonner quatre choses dans l'ordre des réalités capables d'être aimées : Dieu, notre âme, le prochain, et notre corps. Et c'est Dieu que nous devons aimer plus que nous-mêmes et que nos proches, de telle sorte que pour Dieu nous devons nous donner nous-mêmes, c'est-à-dire notre âme et notre corps, et donner le prochain. Pour notre âme nous devons exposer notre corps, mais notre âme, nous ne devons pas la donner. En ce qui concerne le prochain, c'est notre vie corporelle et notre corps que nous devons exposer pour son salut. Voilà pourquoi, puisque la vie corporelle est ce que nous possédons de plus important après notre âme, l'exposer pour le prochain est ce qu'il y a d'essentiel, et le signe du plus grand amour - En cela est apparue la charité de Dieu envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui.
Le bienfait accordé aux disciples.
2010. Précédemment, le Seigneur nous a exhortés à la charité fraternelle, et cela par son exemple [n° 2005] ; ici il montre aux disciples le bienfait qui leur a été accordé et qui les engageait à l'imiter : c'est que lui, le Christ, les a élevés jusqu'à l'amour dont lui-même aime (ad amorem suum). Et d'abord il donne le signe de leur amitié, puis il en dévoile la cause [n° 2019].
Le Seigneur montre ici un double signe de l'amitié : l'un, pris du côté des disciples ; l'autre, de son côté à lui [n° 2013].
2011. En ce qui concerne les disciples, le signe qu'ils sont amis du Christ, c'est qu'ils observent ses commandements. Il leur dit donc : VOUS ÊTES, VOUS, MES AMIS, SI VOUS FAITES CE QUE MOI JE VOUS COMMANDE. Comme pour dire : jusqu'à présent je vous ai avertis de vous aimer les uns les autres, mais maintenant je vous avertis et je vous parle de votre amitié envers moi.
L'affirmation VOUS ÊTES MES AMIS peut être entendue de deux manières, selon que le mot « ami » désigne à la fois celui qui aime et celui qui est aimé ; et selon ces deux sens, ce qu'ajoute le Seigneur est vrai : SI VOUS FAITES CE QUE MOI JE VOUS COMMANDE. En effet ceux qui aiment Dieu observent ses commandements ; car puisque l'ami est comme un gardien de l'âme [de son ami], comme l'affirme Grégoire \ c'est à juste titre que celui qui garde la volonté de Dieu dans ses préceptes est appelé son ami.
De même, ceux que Dieu aime observent ses commandements, dans la mesure où il les aide à les observer en leur conférant sa grâce : Dieu, en nous aimant, fait de nous [ses amis], ceux qui l'aiment (dilectores) - Moi, j'aime ceux qui m'aiment ; non que ceux-ci aient aimé les premiers, mais parce que Dieu lui-même, en les aimant, les rend aimants.
2012. Mais il faut savoir que l'observation des commandements n'est pas la cause de l'amitié divine, mais son signe ; le signe à la fois que Dieu nous aime et que nous, nous l'aimons - L'amour de la sagesse est la garde de ses lois. - Celui qui dit aimer Dieu et ne garde pas ses commandements est un menteur.
2013. Le Christ montre maintenant le signe de leur amitié, de son côté à lui. Il exclut d'abord ce qui semble contraire à l'amitié, puis il donne le signe de la véritable amitié [n° 2016].
2014. Ce qui est contraire à l'amitié, c'est la servitude ; il commence donc par l'exclure en disant : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS. Autrement dit : même si autrefois vous avez été comme des serviteurs sous la Loi, maintenant vous êtes comme des hommes libres sous la grâce – Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour retomber dans la crainte ; mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des fils.
Ensuite, le Seigneur dit pourquoi il exclut la servitude : PARCE QUE LE SERVITEUR NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON SEIGNEUR. Le serviteur, en effet, est comme étranger à son seigneur. Plus haut : Le serviteur ne demeure pas dans la maison éternellement. Or aux étrangers, on ne doit pas confier les secrets - Ne révèle pas les secrets à un étranger ; il ne faut donc pas confier les secrets aux serviteurs.
Mais ce passage peut être rattaché à ce qui précède de la manière suivante. Les disciples pourraient dire : si nous observons tes préceptes, nous sommes tes amis ; mais observer les préceptes relève plus de la servitude que de l'amitié. Et c'est pourquoi, excluant cela, le Seigneur dit : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS.
2015. Mais ici, il y a un doute. Les Apôtres eux-mêmes disent qu'ils sont les serviteurs du Christ - Paul, serviteur du Christ Jésus, Apôtre ; David dit également : Moi, je suis ton serviteur ; et même ceux qui doivent être introduits dans la vie éternelle sont appelés serviteurs : C'est bien, serviteur bon et fidèle (...) ; entre dans la joie de ton Seigneur. Pourquoi alors le Seigneur dit-il : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS ?
Il y a encore un doute sur le point suivant. Puisque les seigneurs fréquemment révèlent leurs secrets à leurs serviteurs, et de même Dieu - Dieu ne fait rien qu'il n'ait révélé son secret à ses serviteurs les prophètes -, ce qu'il dit ici : LE SERVITEUR NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON SEIGNEUR ne semble pas vrai.
Je réponds : il faut dire, selon Augustin, que la servitude est causée proprement par la crainte. Or il y a une double craintela crainte servile, que bannit la charité - Il n'y a pas de crainte dans la charité -, et la crainte filiale, qui est engendrée par la charité parce qu'on craint de perdre ce qu'on aime. Celui donc qui aime Dieu craint de le perdre ; voilà la crainte bonne et chaste, dont il est dit dans le psaume : La crainte du Seigneur est sainte, elle demeure pour les siècles des siècles. Et d'après cela, ily a deux servitudes. La première procède de la crainte filiale ; et c'est d'une telle servitude que sont serviteurs tous les justes, et les fils de Dieu, comme on l'objectait. L'autre servitude, qui procède de la crainte du châtiment, est contraire à l'amour ; et c'est en parlant d'elle que le Seigneur dit : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS. Il faut savoir aussi que le serviteur, à proprement parler, est celui qui n'est pas cause pour lui-même, alors que l'homme libre est celui qui est cause pour lui-même. Il y a donc une différence entre les opérations du serviteur et celles de l'homme libre : le serviteur travaille pour un autre (causa alterius), tandis que l'homme libre travaille pour lui-même (causa sui), à la fois quant à la cause finale de l'œuvre et quant à la cause motrice. En effet, l'homme libre travaille pour lui-même, comme pour une fin, et travaille de lui-même, puisque c'est de sa propre volonté qu'il est mû à [réaliser] une œuvre ; le serviteur, par contre, ne travaille pas pour lui-même, mais pour son seigneur, ni de lui-même, mais de par la volonté de son seigneur, et comme par une certaine contrainte. Mais il arrive parfois qu'un serviteur, travaillant pour un autre qui est comme sa cause finale, travaille cependant de lui-même, en tant qu'il se meut lui-même en vue de réaliser une œuvre. Et telle est la bonne servitude ; car c'est par la charité qu'on est mû à faire des œuvres bonnes, mais toutefois on n'opère pas pour soi-même, puisque dans la charité nous ne cherchons pas ce qui est nôtre, mais ce qui appartient à Jésus Christ et au salut du prochain. En revanche, ceux qui opèrent entièrement à cause d'un autre sont de mauvais serviteurs. Il est donc évident que les disciples étaient des serviteurs, mais selon cette servitude bonne qui procède de l'amour.
À la seconde question il faut répondre que le serviteur qui est mû seulement par un autre, et non par lui-même, est à l'égard de celui qui le meut comme l'instrument à l'égard de l'artisan. Or l'instrument est associé à l'artisan dans la réalisation de l'œuvre, mais non pas dans la raison (ratio) de l'œuvre ; de même, donc, de tels serviteurs participent seulement à l'œuvre. Mais quand le serviteur opère de sa propre volonté, il est nécessaire qu'il ait connaissance de la raison de l'œuvre, et qu'on lui révèle certaines choses cachées par lesquelles il puisse connaître ce qu'il fait - Si un serviteur t'est fidèle, qu'il soit pour toi comme ta propre âme. Or les Apôtres, comme on l'a dit, étaient mus par eux-mêmes pour faire de bonnes œuvres, c'est-à-dire par leur propre volonté orientée par l'amour ; et c'est pourquoi le Seigneur leur a révélé ses secrets.
Quant aux mauvais serviteurs, il est vrai qu'ils ne savent pas ce que fait leur seigneur. Mais quelles sont donc ces choses qu'ils ne savent pas ? Celles-là mêmes que Dieu fait en nous. En effet, tout le bien que nous faisons, c'est Dieu qui l'opère en nous - C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. Donc le mauvais serviteur, enténébré par l'orgueil de son cœur, NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON SEIGNEUR tant qu'il attribue à lui-même ce qu'il fait.
2016. Ici, le Seigneur montre le vrai signe de l'amitié, de son côté à lui ; c'est que TOUT CE QUE J'AI ENTENDU DE MON PÈRE, JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE. En effet, le vrai signe de l'amitié, c'est que l'ami révèle à son ami les secrets de son cœur. En effet, puisque c'est le propre des amis d'être un seul cœur et une seule âme, il semble que l'ami ne dépose pas en dehors de son cœur ce qu'il révèle à son ami - Ta cause, traite-la avec ton ami, et ne révèle pas les secrets à un étranger. - De son visage, je ne me cacherai pas. Or Dieu, en nous rendant participants de sa sagesse, nous révèle ses secrets - Parmi les nations elle passe en des âmes saintes, elle forme des amis de Dieu et des prophètes.
2017. Mais ici surgit un premier doute : qu'est-ce que le Fils entend du Père, et de quelle manière ? Cela, assurément, a déjà été manifesté plusieurs fois. En effet, puisque entendre, c'est recevoir la science d'un autre, pour le Fils entendre du Père n'est rien d'autre que recevoir de lui la science ; or la science du Fils est sa propre essence : donc pour le Fils, entendre de son Père, c'est recevoir de lui son essence.
2018. Cette dernière affirmation suscite encore un doute. Car s'il leur a tout fait connaître, il s'ensuit que les disciples en savaient autant que le Fils.
Réponse : il faut dire, selon Chrysostome,TOUT CE QUE J'AI ENTENDU, c'est-à-dire tout ce qu'il fallait que vous entendiez, JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE, mais non pas tout d'une manière absolue ; le Seigneur ne dit-il pas plus loin : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent ?
Ou bien il faut dire, selon Augustin, que le Seigneur, ayant la certitude de ce qui doit nous être dit, utilise le passé pour le futur ; le sens est alors le suivant : TOUT CE QUE J'AI ENTENDU DE MON PÈRE, JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE, c'est-à-dire, je vous le ferai connaître en plénitude, cette plénitude dont l'Apôtre dit : Alors je connaîtrai comme j'ai été moi aussi connu ; et plus loin le Seigneur dira : Je vous annoncerai ouvertement ce qui concerne mon Père, en ce jour-là ; et ce sera lorsqu'il nous introduira dans la vision du Père. En effet, tout ce que sait le Fils, le Père le sait. Lors donc qu'il nous révélera le Père, il révélera tout ce qu'il sait, et ce que nous savons [à présent, comme en énigme].
Ou bien il faut dire, selon Grégoire, et cela convient mieux : on peut avoir d'une même réalité une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite, comme cela apparaît dans les sciences, parce qu'on dit que celui qui connaît tous les principes d'une science connaît cette science, mais il la connaît imparfaitement. Voilà pourquoi celui qui enseigne à quelqu'un les principes d'une science peut dire qu'il lui a enseigné cette science, parce que tout ce qui appartient à cette science se trouve, en puissance, dans ses principes ; mais il connaît plus parfaitement cette même science quand il connaît chacune des conclusions, qui était en puissance dans les principes. De même, donc, pour les réalités divines, on peut avoir une double connaissance. La première est imparfaite : elle est reçue par la foi qui est un avant-goût de la béatitude future et de la connaissance que nous aurons dans la patrie - La foi est la substance des réalités qu'on doit espérer, l'argument de ce qui n'est pas apparent. Voilà pourquoi le Seigneur dit, en parlant de cette connaissance : JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE, c'est-à-dire dans la foi, par une certaine anticipation, à la manière dont les conclusions se trouvent en puissance dans les principes. C'est pourquoi Grégoire dit : « Tout ce qu'il a fait connaître à ses serviteurs, ce sont les joies de la charité intérieure et les fêtes de la patrie d'en haut, qu'il imprime chaque jour dans nos esprits par l'aspiration de son amour ; car quand nous aimons ces choses que nous avons entendues d'en haut, les ayant aimées, déjà nous les connaissons, parce que l'amour lui-même est connaissance . »
2019. Le Seigneur montre ici la cause de l'amitié. En effet, chez les hommes, il est fréquent qu'on s'attribue à soi-même la cause de l'amitié - Tout ami dit : moi aussi, j'ai lié amitié. Et ainsi, beaucoup s'attribuent la cause de l'amitié divine, en attribuant à eux-mêmes et non à Dieu le principe de leurs œuvres bonnes. Mais le Seigneur exclut cela en disant : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI, comme pour dire : que celui qui a été appelé à la dignité de cette amitié n'attribue pas la cause de l'amitié à lui-même, mais à moi qui le choisis pour cela.
Et d'abord il met en lumière la gratuité du choix de Dieu, puis il explique en vue de quoi sont choisis ses disciples [n° 2025].
2020. Le Seigneur dit donc : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI pour que je sois votre ami, MAIS C'EST MOI QUI VOUS AI CHOISIS pour faire de vous mes amis - Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés le premier^. Or il y a un double choix de Dieu. L'un, éternel, selon lequel nous sommes prédestinés - Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde. L'autre, temporel, selon lequel nous sommes appelés par lui, et qui n'est autre que l'accomplissement de cette prédestination éternelle : car ceux qu'il a choisis en les prédestinant, il les a aussi choisis en les appelant - Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés. - II en choisit douze, ceux qu'il nomma aussi Apôtres.
2021. Certains disent que le choix temporel de Dieu est causé par les mérites des élus. Mais cela est contraire à ce qui est dit ici. Car s'il t'a choisi parce que tu étais bon, tu ne pouvais, toi, être bon que si tu choisissais le bien ; or ce bien, éminemment, c'est Dieu ; donc tu aurais d'abord choisi le bien, qui est Dieu, avant d'être choisi. Mais le Seigneur dit le contraire : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI, MAIS C'EST MOI QUI VOUS AI CHOISIS. Il ne faut donc pas dire qu'il y a en nous un bien qui précède totalement le choix de Dieu. Je dis bien « totalement », parce qu'un bien particulier en nous peut être cause de ce que nous soit donné un autre bien, et ce dernier d'un autre encore, puisqu'il y a un certain ordre dans les dons divins ; mais, d'une manière universelle, rien ne peut être cause du choix divin et le précéder, car tous nos biens nous les tenons de Dieu.
2022. Mais, de ce choix éternel il serait encore plus erroné de dire qu'il est précédé de notre propre choix. Certains cependant affirmèrent que nos mérites antécédents sont cause de ce choix. Et ce fut là l'erreur d'Origène : pour lui, les âmes des hommes ont été créées ensemble et égales ; puis, alors que certaines tenaient bon, d'autres péchèrent, les unes davantage et les autres moins, c'est pourquoi certaines méritèrent d'avoir la grâce et d'autres non. Mais contre cela, voilà ce que le Seigneur dit : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI.
2023. Selon d'autres encore, il est vrai que ce ne sont pas les mérites existant en acte qui sont cause de la prédestination, mais les mérites préexistant dans la prescience de Dieu ; car, disent-ils, parce que Dieu a connu ceux qui seraient bons et useraient bien de la grâce, il a eu comme dessein de leur donner la grâce. Mais si cela était, il s'ensuivrait qu'il nous aurait choisis parce qu'il aurait su d'avance que nous le choisirions. Et ainsi notre choix serait préalable au choix divin, ce qui va contre la parole du Seigneur.
2024. On dira peut-être : quel pouvait être ce choix puisque nous n'étions rien et qu'entre nous il n'y avait aucune prééminence ? Mais celui qui parle de la sorte, le mode du choix humain le trompe, en ce sens qu'il croit que le choix divin est selon ce mode. Or autre est le mode du choix humain, autre celui du choix divin ; car notre choix est causé par un bien déjà préexistant, tandis que le choix divin est cause en ce sens qu'il communique un bien plus grand en telle personne qu'en telle autre. En effet, puisque le choix est un acte de la volonté, dans la mesure où la volonté de Dieu et celle de l'homme se rapportent diversement aux biens, divers aussi est le mode de leur choix. Or la volonté de Dieu se rapporte au bien créé comme sa cause - Comment cela aurait-il pu exister, si tu ne l'avais voulu ? Et ainsi le bien s'étend de la volonté de Dieu aux réalités créées. Voilà pourquoi Dieu préfère (praeeligit) un tel à tel autre, en tant qu'il lui influe plus de bien qu'à cet autre. La volonté de l'homme, en revanche, est mue vers quelque chose à partir du bien préexistant qui a été appréhendé par lui : c'est pour cela que, dans notre choix, il faut qu'un bien préexiste à un autre.
Or si Dieu influe plus de bien à telle personne qu'à telle autre, c'est pour que brille un ordre dans les réalités. Ainsi, dans les réalités matérielles, il apparaît clairement que la matière première, pour ce qui relève d'elle, est uniformément disposée à toutes les formes ; les réalités elles-mêmes également, avant d'exister, ne sont pas davantage disposées à être ceci ou cela. Mais pour qu'entre ces réalités un ordre soit gardé, elles reçoivent de Dieu, en partage, des formes et un être différents.
Et d'une manière semblable, en ce qui concerne la créature raisonnable, certains sont élus pour la gloire, d'autres sont condamnés à la peine - Le Seigneur sait qui sont les siens (...). Dans une grande maison, il n'y a pas que des vases d'or et d'argent, il y en a aussi de bois et d'argue : les uns sont pour des usages nobles, les autres pour des usages vils. Et ainsi apparaît un ordre divers : tandis que la miséricorde de Dieu brille en certains, qu'il prépare à la grâce sans aucun mérite antécédent, en d'autres brille la justice de Dieu, lorsque pour leurs propres fautes, mais en deçà de ce qu'ils méritent, il leur impose une peine.
Ainsi donc, Dieu nous a élus en nous prédestinant de toute éternité et en nous appelant à la foi dans le temps.
2025. Ici le Seigneur précise en premier lieu ce en vue de quoi il a choisi ses disciples. D'abord il montre qu'il les a choisis pour accomplir quelque chose [n° 2026], puis qu'il les a choisis pour recevoir quelque chose [n° 2028]. En second lieu, il donne la raison de tout ce qu'il a dit.
2026. Le Seigneur dit donc : JE VOUS AI ÉTABLIS, c'est-à-dire j'ai établi par vous un ordre dans mon Église - Dieu a établi dans l'Église, premièrement des Apôtres. Aussi JE VOUS AI ÉTABLIS, c'est-à-dire je vous ai disposés avec fermeté - Dieu fit les grands luminaires (...) et il les établit au firmament du ciel. - Les étoiles, restant en ordre selon leur cours, ont combattu contre Sisara. Établir implique en effet ordre et fermeté.
2027. [JE] VOUS AI ÉTABLIS, dis-je, pour trois choses. D'abord pour aller : POUR QUE VOUS ALLIEZ en parcourant le monde, pour le convertir tout entier à la foi - Allez dans le monde entier prêcher l'Évangile à toute créature. Ou encore POUR QUE VOUS ALLIEZ, c'est-à-dire que vous avanciez de vertu en vertu - Ils iront de vertu en vertu : le Dieu des dieux apparaîtra en Sion. – Ses rameaux s'étendront, sa gloire sera comme celle de l'olivier et son odeur comme celle du Liban.
Deuxièmement, pour porter du fruit : que VOUS PORTIEZ DU FRUIT, le fruit de la conversion des croyants, selon un premier chemin - Afin de recueillir quelque fruit parmi vous, comme parmi les autres nations. Ou bien un fruit spirituel, intérieur, selon un second chemin - Le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix (...). - Mes fleurs sont un fruit d'honneur et d'honnêteté.
Troisièmement, pour porter un fruit qui ne se perde pas par la mort ou le péché : QUE VOTRE FRUIT DEMEURE, c'est-à-dire que l'ensemble des croyants soit conduit à la vie éternelle, et que le fruit spirituel croisse davantage - Il amasse du fruit pour la vie éternelle .
2028. Ici, le Seigneur montre qu'il les a choisis pour qu'ils reçoivent quelque chose, à savoir tout ce qu'ils demanderont. Comme pour dire : si je vous ai établis, c'est pour que vous soyez dignes de recevoir de la part du Père tout ce que vous lui demanderez en mon nom - Si notre cœur ne nous fait pas de reproche, nous avons de l'assurance auprès de Dieu, et quoi que nous demandions, nous le recevrons de lui.
2029. Le Christ précise ici la raison de ce qu'il a dit. En effet, quelqu'un pourrait dire : Pourquoi le Christ leur a-t-il dit tout cela ? Aussi le Seigneur donne-t-il comme réponse : CE QUE JE VOUS COMMANDE, C'EST QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES ; autrement dit, tout ce que je dis vous conduit à l'amour de vos proches - La fin du précepte est la chanté \
Ou bien, selon Chrysostome, il faut dire que les disciples pourraient demander : Seigneur, pourquoi nous rappeler tant de fois ton amour ? Ne serait-ce pas pour nous faire un reproche ? Mais le Seigneur dit : Non, c'est au contraire pour vous inciter à l'amour du prochain - Tel est le commandement que nous tenons de Dieu : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.
B. LA TAILLE DES SARMENTS
2030. Ayant exposé l'allégorie de la vigne et de ses sarments qu'il a explicitée tout d'abord en regardant l'union des sarments à la vigne, le Seigneur regarde ensuite la taille des sarments qui se fera par des tribulations. Il console donc ses disciples des tribulations qu'ils auront à souffrir ; et d'abord il expose, puis explicite, ce par quoi il va les consoler ; enfin il repousse ce qui pourrait excuser les persécuteurs [n° 2044].
Demeurer en l'amour du Christ.
Le Seigneur rappelle d'abord le bienfait accordé aux disciples ; puis il les exhorte à persévérer [n° 2000].
1998. Premièrement, donc, il dit que le fait que nous demeurions dans le Christ provient de sa grâce ; et cette grâce est l'effet de l'amour lui-même - D'un amour éternel je t'ai aimée. Par là il apparaît évident que toutes nos œuvres bonnes sont nôtres en vertu du bienfait de l'amour divin. En effet, elles ne seraient pas nôtres si la foi n'opérait pas par l'amour ; et nous n'aimerions pas si nous n'étions d'abord aimés. Voilà pourquoi le Seigneur dit, rappelant ce bienfait : COMME LE PÈRE M'A AIMÉ, MOI AUSSI JE VOUS AI AIMÉS.
1999. Mais remarquons que le mot « comme » exprime tantôt une égalité de nature, tantôt une similitude d'action. Les ariens, dans leur erreur, voulaient que le « comme » implique l'égalité de nature ; et du fait que ce qui est supérieur est exprimé plus souvent, ils en concluaient que le Fils est moindre que le Père. Mais c'est faux ; aussi faut-il dire, selon Augustin , que le « comme » indique une similitude de grâce et d'amour, car l'amour dont le Fils aime les disciples est une certaine similitude de l'amour dont le Père aime le Fils. Puisqu'en effet aimer quelqu'un, c'est lui vouloir du bien, le Père aime le Fils selon sa nature divine, en tant qu'il veut pour lui le bien infini et souverain que lui-même possède, et cela en communiquant au Fils sa propre nature, la même numériquement que celle qu'il possède lui-même - Le Père aime le Fils, et il lui montre tout ce qu'il fait. Il l'aime aussi selon sa nature humaine - Quand Israël était enfant, je l'ai aimé, et d'Égypte j'ai appelé mon fils ; et ceci pour qu'il fût à la fois Dieu et homme.
Or ce n'est pour rien de tout cela que le Fils a aimé les disciples : il ne les a aimés ni pour qu'ils soient Dieu par nature, ni pour qu'ils soient unis à Dieu dans leur personne. Mais c'est pour une similitude de tout cela qu'il les a aimés, c'est-à-dire pour qu'ils soient dieux par participation à la grâce - Moi, j'ai dit : Vous êtes des dieux. - Par lui, il nous a donné les grandes et précieuses promesses, afin que nous soyons rendus participants de la nature divine. C'est aussi pour qu'ils soient assumés dans une unité d'amour, car celui qui s'attache à Dieu n'est avec lui qu'un seul esprit. - Ceux que d'avance il a connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né parmi de nombreux frères. Ainsi donc, le bien donné par Dieu le Père au Fils selon l'une et l'autre nature est plus grand que le bien donné par le Fils aux disciples ; toutefois c'est un bien semblable, comme on l'a dit.
2000. Le Seigneur ajoute ces mots, comme pour dire : du fait que vous avez reçu de mon amour un si grand bienfait, DEMEUREZ dans cet amour, pour que vous m'aimiez. Ou encore : DEMEUREZ DANS MON AMOUR, l'amour dont moi je vous aime, c'est-à-dire demeurez dans ma grâce, afin de ne pas être dépossédés des biens que je vous ai préparés. Cette dernière explication convient davantage ; le sens est donc : Persévérez dans cet état, d'être ainsi aimés de moi par l'effet de la grâce - Que chacun demeure dans la vocation même où il a été appelé . - Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui.
Garder ses préceptes.
2001. Le Seigneur montre à présent ce qu'est demeurer dans son amour : il montre d'abord que c'est garder ses commandements ; puis il le manifeste par son exemple [n° 2003] ; enfin il chasse un doute [n° 2004].
2002. Il dit donc : DEMEUREZ DANS MON AMOUR, et vous le ferez SI VOUS OBSERVEZ MES PRÉCEPTES ; car c'est ainsi que VOUS DEMEUREREZ DANS MON AMOUR.
En effet, l'observation des commandements est l'effet de l'amour divin, non seulement de l'amour dont nous aimons Dieu, mais de l'amour dont Dieu lui-même nous aime. Car du fait qu'il nous aime, il nous meut et nous aide à accomplir ses commandements, que nous ne pouvons accomplir que par la grâce - En cela est la charité : ce n'est pas que nous ayons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés (...) le premier.
2003. Le Seigneur ajoute à cela un exemple. De même en effet que l'amour dont le Père l'aime est l'exemple de l'amour dont lui-même nous aime, de même il a voulu que son obéissance soit l'exemple de la nôtre. Et c'est par là que le Christ montre qu'il demeure dans l'amour du Père, parce qu'en toutes choses il a gardé ses commandements. Car il a même supporté la mort – Il s'est fait obéissant au Père jusqu'à la mort., et la mort de la croix. Et de tout péché, il s'est abstenu - Lui qui n'a pas commis de péché et dans la bouche duquel on n'a pas trouvé de ruse. Et cela il faut le comprendre du Christ en tant qu'homme – Il ne m'a pas laissé seul, parce que moi, ce qui lui plaît, je le fais toujours. Voilà pourquoi il dit : JE DEMEURE DANS SON AMOUR parce qu'en moi, en tant qu'homme, il n'y a rien de contraire à son amour.
2004. Pour qu'ils ne croient pas que ce fût en vue de son intérêt propre, et non du leur, qu'il les a exhortés à garder ses commandements, il dit à ses disciples : JE VOUS AI DIT CELA, c'est-à-dire d'observer mes commandements, pour votre bien, c'est-à-dire POUR QUE MA JOIE SOIT EN VOUS. L'amour, en effet, est cause de joie, car on trouve sa joie dans la réalité aimée. Or Dieu aime lui-même et la créature, principalement la créature raisonnable, à laquelle il communique le bien infini. Le Christ, donc, de toute éternité, trouve sa joie dans deux réalités : dans le bien lui venant du Père - Je trouvais mes délices en jouant devant lui en tout temps, en jouant sur le globe de la terre - et dans le bien lié à la créature raisonnable - Mes délices sont d'être avec les fils des hommes -, bien qui est d'être en communion avec les fils des hommes ; et dans ces deux biens, le Christ trouve sa joie de toute éternité - En toi, ton Dieu trouvera sa joie.
Par l'observation de ses commandements, le Seigneur veut donc nous rendre participants de sa propre joie ; voilà pourquoi il dit : QUE MA JOIE, celle dont moi je me réjouis à cause de ma divinité et de celle du Père, SOIT EN VOUS : et ce n'est rien d'autre que la vie éternelle qui est, selon Augustin, la joie de la vérité ; autrement dit : Que vous ayez la vie éternelle - Alors tu abonderas de délices à cause du Tout-Puissant. ET QUE VOTRE JOIE, celle dont moi je me réjouis à cause de mon humanité, SOIT EN PLÉNITUDE. Car pour nous [les hommes], les biens dont nous nous réjouissons sont soit imparfaits, soit imparfaitement possédés ; et c'est pourquoi la joie en cette vie ne peut pas être plénière. Mais elle le sera lorsque nous atteindrons parfaitement les biens parfaits - Entre dans la joie de ton Seigneur.
2005. Ici le Seigneur expose d'abord quel est son précepte ; il nous donne ensuite un exemple [n° 2008] ; enfin il rappelle le bienfait accordé aux disciples [n° 2010].
2006. Le précepte qu'il donne, c'est celui de la charité, qu'il veut que nous observions. Mais puisqu'il y a beaucoup d'autres préceptes du Seigneur dans les paroles sacrées, on peut se demander pourquoi c'est seulement l'observance de la charité qu'il appelle son précepte.
Il faut dire, selon Grégoire, que la charité est la racine et la fin de toutes les vertus. La racine, parce que c'est par la charité affermie dans son cœur que l'homme est mû à accomplir tous les autres préceptes - Celui qui aime le prochain a accompli la loi. Tous les préceptes sont donc, pour ainsi dire, ordonnés à ce que l'homme fasse du bien à son prochain et ne lui fasse pas de tort, ce que réalise par excellence la charité.
Elle est encore la fin des vertus, parce que tous les préceptes sont ordonnés à elle et ne se consolident qu'en elle - La fin des préceptes est la charité qui vient d'un cœur pur. Il dit donc : TEL EST MON PRÉCEPTE : QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES, comme s'il disait que tout procède de la charité comme d'un principe, et y est ordonné comme à une fin. Selon Grégoire en effet, de même que les nombreuses branches d'un arbre s'élèvent d'une racine unique, de même les nombreuses vertus sont engendrées à partir d'une racine unique ; et aucune branche n'a la vigueur d'une œuvre bonne si elle ne demeure enracinée dans la charité.
2007. Mais puisqu'il est dit en Matthieu que la Loi et les prophètes sont suspendus non seulement à l'amour de Dieu, mais aussi à l'amour du prochain, pourquoi ne mentionne-t-il ici que l'amour du prochain ?
Il faut dire que l'un est inclus dans l'autre : car celui qui aime Dieu aime nécessairement son prochain et ce qui appartient à Dieu ; et qui aime le prochain à cause de Dieu, aime nécessairement Dieu : en effet, quoique les objets soient divers, les actes mêmes sont un quant à la conséquence.
S'il fait davantage mention de l'amour du prochain que de l'amour de Dieu, c'est pour une double raison : l'une est qu'en cela son intention est de les instruire et de les amener à comprendre la manière d'édifier leurs proches, et l'autre la manière de devenir forts pour supporter jusqu'au bout les tribulations des persécuteurs ; et pour l'une et l'autre chose la charité envers le prochain est nécessaire.
2008. Ici, le Christ manifeste par un exemple comment nous devons aimer le prochain, c'est-à-dire comment lui-même nous a aimés.
Or le Christ nous a aimés d'une manière ordonnée et efficace. D'une manière ordonnée, parce qu'il n'a rien aimé en nous sinon Dieu et tout ce qui, en nous, est ordonné à lui - Moi je suis la mère du bel amour''. D'une manière efficace, parce qu'il a tant aimé qu'il s'est livré lui-même pour nous - Il nous a aimés, et s'est livré lui-même pour nous, oblation et hostie pour Dieu, en parfum de bonne odeur. Nous donc, nous devons aimer nos proches à la fois saintement, en vue du bien, et efficacement, c'est-à-dire de telle sorte que nous manifestions cet amour par des actes - N'aimons pas en parole ni de langue, mais en acte et dans la vérité.
2009. Ici, le Seigneur montre l'efficacité de l'amour qui est telle qu'un homme puisse supporter la mort pour ses amis ; et c'est ce qui est le signe du plus grand amour.
Mais on peut objecter à cela que le signe du plus grand amour c'est que quelqu'un livre son âme pour ses ennemis, comme l'a fait le Christ - Dieu confirme sa charité envers nous : au temps où nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous. À cela il faut répondre que le Christ n'a pas livré son âme pour nous comme pour des ennemis, c'est-à-dire pour que nous demeurions ennemis, mais pour faire de nous ses amis ; ou encore il faut dire que bien que [ceux pour qui il mourait] ne fussent pas des amis comme ceux qui aiment, ils l'étaient toutefois en tant qu'aimés.
Or il est manifeste que le signe du plus grand amour, c'est de livrer son âme pour son ami, parce qu'on peut ordonner quatre choses dans l'ordre des réalités capables d'être aimées : Dieu, notre âme, le prochain, et notre corps. Et c'est Dieu que nous devons aimer plus que nous-mêmes et que nos proches, de telle sorte que pour Dieu nous devons nous donner nous-mêmes, c'est-à-dire notre âme et notre corps, et donner le prochain. Pour notre âme nous devons exposer notre corps, mais notre âme, nous ne devons pas la donner. En ce qui concerne le prochain, c'est notre vie corporelle et notre corps que nous devons exposer pour son salut. Voilà pourquoi, puisque la vie corporelle est ce que nous possédons de plus important après notre âme, l'exposer pour le prochain est ce qu'il y a d'essentiel, et le signe du plus grand amour - En cela est apparue la charité de Dieu envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui.
Le bienfait accordé aux disciples.
2010. Précédemment, le Seigneur nous a exhortés à la charité fraternelle, et cela par son exemple [n° 2005] ; ici il montre aux disciples le bienfait qui leur a été accordé et qui les engageait à l'imiter : c'est que lui, le Christ, les a élevés jusqu'à l'amour dont lui-même aime (ad amorem suum). Et d'abord il donne le signe de leur amitié, puis il en dévoile la cause [n° 2019].
Le Seigneur montre ici un double signe de l'amitié : l'un, pris du côté des disciples ; l'autre, de son côté à lui [n° 2013].
2011. En ce qui concerne les disciples, le signe qu'ils sont amis du Christ, c'est qu'ils observent ses commandements. Il leur dit donc : VOUS ÊTES, VOUS, MES AMIS, SI VOUS FAITES CE QUE MOI JE VOUS COMMANDE. Comme pour dire : jusqu'à présent je vous ai avertis de vous aimer les uns les autres, mais maintenant je vous avertis et je vous parle de votre amitié envers moi.
L'affirmation VOUS ÊTES MES AMIS peut être entendue de deux manières, selon que le mot « ami » désigne à la fois celui qui aime et celui qui est aimé ; et selon ces deux sens, ce qu'ajoute le Seigneur est vrai : SI VOUS FAITES CE QUE MOI JE VOUS COMMANDE. En effet ceux qui aiment Dieu observent ses commandements ; car puisque l'ami est comme un gardien de l'âme [de son ami], comme l'affirme Grégoire \ c'est à juste titre que celui qui garde la volonté de Dieu dans ses préceptes est appelé son ami.
De même, ceux que Dieu aime observent ses commandements, dans la mesure où il les aide à les observer en leur conférant sa grâce : Dieu, en nous aimant, fait de nous [ses amis], ceux qui l'aiment (dilectores) - Moi, j'aime ceux qui m'aiment ; non que ceux-ci aient aimé les premiers, mais parce que Dieu lui-même, en les aimant, les rend aimants.
2012. Mais il faut savoir que l'observation des commandements n'est pas la cause de l'amitié divine, mais son signe ; le signe à la fois que Dieu nous aime et que nous, nous l'aimons - L'amour de la sagesse est la garde de ses lois. - Celui qui dit aimer Dieu et ne garde pas ses commandements est un menteur.
2013. Le Christ montre maintenant le signe de leur amitié, de son côté à lui. Il exclut d'abord ce qui semble contraire à l'amitié, puis il donne le signe de la véritable amitié [n° 2016].
2014. Ce qui est contraire à l'amitié, c'est la servitude ; il commence donc par l'exclure en disant : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS. Autrement dit : même si autrefois vous avez été comme des serviteurs sous la Loi, maintenant vous êtes comme des hommes libres sous la grâce – Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour retomber dans la crainte ; mais vous avez reçu l'esprit d'adoption des fils.
Ensuite, le Seigneur dit pourquoi il exclut la servitude : PARCE QUE LE SERVITEUR NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON SEIGNEUR. Le serviteur, en effet, est comme étranger à son seigneur. Plus haut : Le serviteur ne demeure pas dans la maison éternellement. Or aux étrangers, on ne doit pas confier les secrets - Ne révèle pas les secrets à un étranger ; il ne faut donc pas confier les secrets aux serviteurs.
Mais ce passage peut être rattaché à ce qui précède de la manière suivante. Les disciples pourraient dire : si nous observons tes préceptes, nous sommes tes amis ; mais observer les préceptes relève plus de la servitude que de l'amitié. Et c'est pourquoi, excluant cela, le Seigneur dit : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS.
2015. Mais ici, il y a un doute. Les Apôtres eux-mêmes disent qu'ils sont les serviteurs du Christ - Paul, serviteur du Christ Jésus, Apôtre ; David dit également : Moi, je suis ton serviteur ; et même ceux qui doivent être introduits dans la vie éternelle sont appelés serviteurs : C'est bien, serviteur bon et fidèle (...) ; entre dans la joie de ton Seigneur. Pourquoi alors le Seigneur dit-il : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS ?
Il y a encore un doute sur le point suivant. Puisque les seigneurs fréquemment révèlent leurs secrets à leurs serviteurs, et de même Dieu - Dieu ne fait rien qu'il n'ait révélé son secret à ses serviteurs les prophètes -, ce qu'il dit ici : LE SERVITEUR NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON SEIGNEUR ne semble pas vrai.
Je réponds : il faut dire, selon Augustin, que la servitude est causée proprement par la crainte. Or il y a une double craintela crainte servile, que bannit la charité - Il n'y a pas de crainte dans la charité -, et la crainte filiale, qui est engendrée par la charité parce qu'on craint de perdre ce qu'on aime. Celui donc qui aime Dieu craint de le perdre ; voilà la crainte bonne et chaste, dont il est dit dans le psaume : La crainte du Seigneur est sainte, elle demeure pour les siècles des siècles. Et d'après cela, ily a deux servitudes. La première procède de la crainte filiale ; et c'est d'une telle servitude que sont serviteurs tous les justes, et les fils de Dieu, comme on l'objectait. L'autre servitude, qui procède de la crainte du châtiment, est contraire à l'amour ; et c'est en parlant d'elle que le Seigneur dit : JE NE VOUS APPELLERAI PLUS SERVITEURS. Il faut savoir aussi que le serviteur, à proprement parler, est celui qui n'est pas cause pour lui-même, alors que l'homme libre est celui qui est cause pour lui-même. Il y a donc une différence entre les opérations du serviteur et celles de l'homme libre : le serviteur travaille pour un autre (causa alterius), tandis que l'homme libre travaille pour lui-même (causa sui), à la fois quant à la cause finale de l'œuvre et quant à la cause motrice. En effet, l'homme libre travaille pour lui-même, comme pour une fin, et travaille de lui-même, puisque c'est de sa propre volonté qu'il est mû à [réaliser] une œuvre ; le serviteur, par contre, ne travaille pas pour lui-même, mais pour son seigneur, ni de lui-même, mais de par la volonté de son seigneur, et comme par une certaine contrainte. Mais il arrive parfois qu'un serviteur, travaillant pour un autre qui est comme sa cause finale, travaille cependant de lui-même, en tant qu'il se meut lui-même en vue de réaliser une œuvre. Et telle est la bonne servitude ; car c'est par la charité qu'on est mû à faire des œuvres bonnes, mais toutefois on n'opère pas pour soi-même, puisque dans la charité nous ne cherchons pas ce qui est nôtre, mais ce qui appartient à Jésus Christ et au salut du prochain. En revanche, ceux qui opèrent entièrement à cause d'un autre sont de mauvais serviteurs. Il est donc évident que les disciples étaient des serviteurs, mais selon cette servitude bonne qui procède de l'amour.
À la seconde question il faut répondre que le serviteur qui est mû seulement par un autre, et non par lui-même, est à l'égard de celui qui le meut comme l'instrument à l'égard de l'artisan. Or l'instrument est associé à l'artisan dans la réalisation de l'œuvre, mais non pas dans la raison (ratio) de l'œuvre ; de même, donc, de tels serviteurs participent seulement à l'œuvre. Mais quand le serviteur opère de sa propre volonté, il est nécessaire qu'il ait connaissance de la raison de l'œuvre, et qu'on lui révèle certaines choses cachées par lesquelles il puisse connaître ce qu'il fait - Si un serviteur t'est fidèle, qu'il soit pour toi comme ta propre âme. Or les Apôtres, comme on l'a dit, étaient mus par eux-mêmes pour faire de bonnes œuvres, c'est-à-dire par leur propre volonté orientée par l'amour ; et c'est pourquoi le Seigneur leur a révélé ses secrets.
Quant aux mauvais serviteurs, il est vrai qu'ils ne savent pas ce que fait leur seigneur. Mais quelles sont donc ces choses qu'ils ne savent pas ? Celles-là mêmes que Dieu fait en nous. En effet, tout le bien que nous faisons, c'est Dieu qui l'opère en nous - C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire. Donc le mauvais serviteur, enténébré par l'orgueil de son cœur, NE SAIT PAS CE QUE FAIT SON SEIGNEUR tant qu'il attribue à lui-même ce qu'il fait.
2016. Ici, le Seigneur montre le vrai signe de l'amitié, de son côté à lui ; c'est que TOUT CE QUE J'AI ENTENDU DE MON PÈRE, JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE. En effet, le vrai signe de l'amitié, c'est que l'ami révèle à son ami les secrets de son cœur. En effet, puisque c'est le propre des amis d'être un seul cœur et une seule âme, il semble que l'ami ne dépose pas en dehors de son cœur ce qu'il révèle à son ami - Ta cause, traite-la avec ton ami, et ne révèle pas les secrets à un étranger. - De son visage, je ne me cacherai pas. Or Dieu, en nous rendant participants de sa sagesse, nous révèle ses secrets - Parmi les nations elle passe en des âmes saintes, elle forme des amis de Dieu et des prophètes.
2017. Mais ici surgit un premier doute : qu'est-ce que le Fils entend du Père, et de quelle manière ? Cela, assurément, a déjà été manifesté plusieurs fois. En effet, puisque entendre, c'est recevoir la science d'un autre, pour le Fils entendre du Père n'est rien d'autre que recevoir de lui la science ; or la science du Fils est sa propre essence : donc pour le Fils, entendre de son Père, c'est recevoir de lui son essence.
2018. Cette dernière affirmation suscite encore un doute. Car s'il leur a tout fait connaître, il s'ensuit que les disciples en savaient autant que le Fils.
Réponse : il faut dire, selon Chrysostome,TOUT CE QUE J'AI ENTENDU, c'est-à-dire tout ce qu'il fallait que vous entendiez, JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE, mais non pas tout d'une manière absolue ; le Seigneur ne dit-il pas plus loin : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent ?
Ou bien il faut dire, selon Augustin, que le Seigneur, ayant la certitude de ce qui doit nous être dit, utilise le passé pour le futur ; le sens est alors le suivant : TOUT CE QUE J'AI ENTENDU DE MON PÈRE, JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE, c'est-à-dire, je vous le ferai connaître en plénitude, cette plénitude dont l'Apôtre dit : Alors je connaîtrai comme j'ai été moi aussi connu ; et plus loin le Seigneur dira : Je vous annoncerai ouvertement ce qui concerne mon Père, en ce jour-là ; et ce sera lorsqu'il nous introduira dans la vision du Père. En effet, tout ce que sait le Fils, le Père le sait. Lors donc qu'il nous révélera le Père, il révélera tout ce qu'il sait, et ce que nous savons [à présent, comme en énigme].
Ou bien il faut dire, selon Grégoire, et cela convient mieux : on peut avoir d'une même réalité une connaissance parfaite et une connaissance imparfaite, comme cela apparaît dans les sciences, parce qu'on dit que celui qui connaît tous les principes d'une science connaît cette science, mais il la connaît imparfaitement. Voilà pourquoi celui qui enseigne à quelqu'un les principes d'une science peut dire qu'il lui a enseigné cette science, parce que tout ce qui appartient à cette science se trouve, en puissance, dans ses principes ; mais il connaît plus parfaitement cette même science quand il connaît chacune des conclusions, qui était en puissance dans les principes. De même, donc, pour les réalités divines, on peut avoir une double connaissance. La première est imparfaite : elle est reçue par la foi qui est un avant-goût de la béatitude future et de la connaissance que nous aurons dans la patrie - La foi est la substance des réalités qu'on doit espérer, l'argument de ce qui n'est pas apparent. Voilà pourquoi le Seigneur dit, en parlant de cette connaissance : JE VOUS L'AI FAIT CONNAÎTRE, c'est-à-dire dans la foi, par une certaine anticipation, à la manière dont les conclusions se trouvent en puissance dans les principes. C'est pourquoi Grégoire dit : « Tout ce qu'il a fait connaître à ses serviteurs, ce sont les joies de la charité intérieure et les fêtes de la patrie d'en haut, qu'il imprime chaque jour dans nos esprits par l'aspiration de son amour ; car quand nous aimons ces choses que nous avons entendues d'en haut, les ayant aimées, déjà nous les connaissons, parce que l'amour lui-même est connaissance . »
2019. Le Seigneur montre ici la cause de l'amitié. En effet, chez les hommes, il est fréquent qu'on s'attribue à soi-même la cause de l'amitié - Tout ami dit : moi aussi, j'ai lié amitié. Et ainsi, beaucoup s'attribuent la cause de l'amitié divine, en attribuant à eux-mêmes et non à Dieu le principe de leurs œuvres bonnes. Mais le Seigneur exclut cela en disant : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI, comme pour dire : que celui qui a été appelé à la dignité de cette amitié n'attribue pas la cause de l'amitié à lui-même, mais à moi qui le choisis pour cela.
Et d'abord il met en lumière la gratuité du choix de Dieu, puis il explique en vue de quoi sont choisis ses disciples [n° 2025].
2020. Le Seigneur dit donc : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI pour que je sois votre ami, MAIS C'EST MOI QUI VOUS AI CHOISIS pour faire de vous mes amis - Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés le premier^. Or il y a un double choix de Dieu. L'un, éternel, selon lequel nous sommes prédestinés - Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde. L'autre, temporel, selon lequel nous sommes appelés par lui, et qui n'est autre que l'accomplissement de cette prédestination éternelle : car ceux qu'il a choisis en les prédestinant, il les a aussi choisis en les appelant - Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés. - II en choisit douze, ceux qu'il nomma aussi Apôtres.
2021. Certains disent que le choix temporel de Dieu est causé par les mérites des élus. Mais cela est contraire à ce qui est dit ici. Car s'il t'a choisi parce que tu étais bon, tu ne pouvais, toi, être bon que si tu choisissais le bien ; or ce bien, éminemment, c'est Dieu ; donc tu aurais d'abord choisi le bien, qui est Dieu, avant d'être choisi. Mais le Seigneur dit le contraire : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI, MAIS C'EST MOI QUI VOUS AI CHOISIS. Il ne faut donc pas dire qu'il y a en nous un bien qui précède totalement le choix de Dieu. Je dis bien « totalement », parce qu'un bien particulier en nous peut être cause de ce que nous soit donné un autre bien, et ce dernier d'un autre encore, puisqu'il y a un certain ordre dans les dons divins ; mais, d'une manière universelle, rien ne peut être cause du choix divin et le précéder, car tous nos biens nous les tenons de Dieu.
2022. Mais, de ce choix éternel il serait encore plus erroné de dire qu'il est précédé de notre propre choix. Certains cependant affirmèrent que nos mérites antécédents sont cause de ce choix. Et ce fut là l'erreur d'Origène : pour lui, les âmes des hommes ont été créées ensemble et égales ; puis, alors que certaines tenaient bon, d'autres péchèrent, les unes davantage et les autres moins, c'est pourquoi certaines méritèrent d'avoir la grâce et d'autres non. Mais contre cela, voilà ce que le Seigneur dit : CE N'EST PAS VOUS QUI M'AVEZ CHOISI.
2023. Selon d'autres encore, il est vrai que ce ne sont pas les mérites existant en acte qui sont cause de la prédestination, mais les mérites préexistant dans la prescience de Dieu ; car, disent-ils, parce que Dieu a connu ceux qui seraient bons et useraient bien de la grâce, il a eu comme dessein de leur donner la grâce. Mais si cela était, il s'ensuivrait qu'il nous aurait choisis parce qu'il aurait su d'avance que nous le choisirions. Et ainsi notre choix serait préalable au choix divin, ce qui va contre la parole du Seigneur.
2024. On dira peut-être : quel pouvait être ce choix puisque nous n'étions rien et qu'entre nous il n'y avait aucune prééminence ? Mais celui qui parle de la sorte, le mode du choix humain le trompe, en ce sens qu'il croit que le choix divin est selon ce mode. Or autre est le mode du choix humain, autre celui du choix divin ; car notre choix est causé par un bien déjà préexistant, tandis que le choix divin est cause en ce sens qu'il communique un bien plus grand en telle personne qu'en telle autre. En effet, puisque le choix est un acte de la volonté, dans la mesure où la volonté de Dieu et celle de l'homme se rapportent diversement aux biens, divers aussi est le mode de leur choix. Or la volonté de Dieu se rapporte au bien créé comme sa cause - Comment cela aurait-il pu exister, si tu ne l'avais voulu ? Et ainsi le bien s'étend de la volonté de Dieu aux réalités créées. Voilà pourquoi Dieu préfère (praeeligit) un tel à tel autre, en tant qu'il lui influe plus de bien qu'à cet autre. La volonté de l'homme, en revanche, est mue vers quelque chose à partir du bien préexistant qui a été appréhendé par lui : c'est pour cela que, dans notre choix, il faut qu'un bien préexiste à un autre.
Or si Dieu influe plus de bien à telle personne qu'à telle autre, c'est pour que brille un ordre dans les réalités. Ainsi, dans les réalités matérielles, il apparaît clairement que la matière première, pour ce qui relève d'elle, est uniformément disposée à toutes les formes ; les réalités elles-mêmes également, avant d'exister, ne sont pas davantage disposées à être ceci ou cela. Mais pour qu'entre ces réalités un ordre soit gardé, elles reçoivent de Dieu, en partage, des formes et un être différents.
Et d'une manière semblable, en ce qui concerne la créature raisonnable, certains sont élus pour la gloire, d'autres sont condamnés à la peine - Le Seigneur sait qui sont les siens (...). Dans une grande maison, il n'y a pas que des vases d'or et d'argent, il y en a aussi de bois et d'argue : les uns sont pour des usages nobles, les autres pour des usages vils. Et ainsi apparaît un ordre divers : tandis que la miséricorde de Dieu brille en certains, qu'il prépare à la grâce sans aucun mérite antécédent, en d'autres brille la justice de Dieu, lorsque pour leurs propres fautes, mais en deçà de ce qu'ils méritent, il leur impose une peine.
Ainsi donc, Dieu nous a élus en nous prédestinant de toute éternité et en nous appelant à la foi dans le temps.
2025. Ici le Seigneur précise en premier lieu ce en vue de quoi il a choisi ses disciples. D'abord il montre qu'il les a choisis pour accomplir quelque chose [n° 2026], puis qu'il les a choisis pour recevoir quelque chose [n° 2028]. En second lieu, il donne la raison de tout ce qu'il a dit.
2026. Le Seigneur dit donc : JE VOUS AI ÉTABLIS, c'est-à-dire j'ai établi par vous un ordre dans mon Église - Dieu a établi dans l'Église, premièrement des Apôtres. Aussi JE VOUS AI ÉTABLIS, c'est-à-dire je vous ai disposés avec fermeté - Dieu fit les grands luminaires (...) et il les établit au firmament du ciel. - Les étoiles, restant en ordre selon leur cours, ont combattu contre Sisara. Établir implique en effet ordre et fermeté.
2027. [JE] VOUS AI ÉTABLIS, dis-je, pour trois choses. D'abord pour aller : POUR QUE VOUS ALLIEZ en parcourant le monde, pour le convertir tout entier à la foi - Allez dans le monde entier prêcher l'Évangile à toute créature. Ou encore POUR QUE VOUS ALLIEZ, c'est-à-dire que vous avanciez de vertu en vertu - Ils iront de vertu en vertu : le Dieu des dieux apparaîtra en Sion. – Ses rameaux s'étendront, sa gloire sera comme celle de l'olivier et son odeur comme celle du Liban.
Deuxièmement, pour porter du fruit : que VOUS PORTIEZ DU FRUIT, le fruit de la conversion des croyants, selon un premier chemin - Afin de recueillir quelque fruit parmi vous, comme parmi les autres nations. Ou bien un fruit spirituel, intérieur, selon un second chemin - Le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix (...). - Mes fleurs sont un fruit d'honneur et d'honnêteté.
Troisièmement, pour porter un fruit qui ne se perde pas par la mort ou le péché : QUE VOTRE FRUIT DEMEURE, c'est-à-dire que l'ensemble des croyants soit conduit à la vie éternelle, et que le fruit spirituel croisse davantage - Il amasse du fruit pour la vie éternelle .
2028. Ici, le Seigneur montre qu'il les a choisis pour qu'ils reçoivent quelque chose, à savoir tout ce qu'ils demanderont. Comme pour dire : si je vous ai établis, c'est pour que vous soyez dignes de recevoir de la part du Père tout ce que vous lui demanderez en mon nom - Si notre cœur ne nous fait pas de reproche, nous avons de l'assurance auprès de Dieu, et quoi que nous demandions, nous le recevrons de lui.
2029. Le Christ précise ici la raison de ce qu'il a dit. En effet, quelqu'un pourrait dire : Pourquoi le Christ leur a-t-il dit tout cela ? Aussi le Seigneur donne-t-il comme réponse : CE QUE JE VOUS COMMANDE, C'EST QUE VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES ; autrement dit, tout ce que je dis vous conduit à l'amour de vos proches - La fin du précepte est la chanté \
Ou bien, selon Chrysostome, il faut dire que les disciples pourraient demander : Seigneur, pourquoi nous rappeler tant de fois ton amour ? Ne serait-ce pas pour nous faire un reproche ? Mais le Seigneur dit : Non, c'est au contraire pour vous inciter à l'amour du prochain - Tel est le commandement que nous tenons de Dieu : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.
B. LA TAILLE DES SARMENTS
2030. Ayant exposé l'allégorie de la vigne et de ses sarments qu'il a explicitée tout d'abord en regardant l'union des sarments à la vigne, le Seigneur regarde ensuite la taille des sarments qui se fera par des tribulations. Il console donc ses disciples des tribulations qu'ils auront à souffrir ; et d'abord il expose, puis explicite, ce par quoi il va les consoler ; enfin il repousse ce qui pourrait excuser les persécuteurs [n° 2044].